top of page

Mauvais Élève

Photo de l'auteur.jpg
Photo de la couverture.jpeg

Spécialiste de l'écriture de soi et notamment du genre de l'autofiction, Philippe Vilain choisit dans Mauvais Élève de clarifier certaines frontières en livrant un récit à la fois sobre, net et stimulant de ses années de formation. À travers la narration détaillée du transfuge de classe dont il a été l'acteur (et non l'objet), l'écrivain livre une vision salvatrice de la littérature - plus puissante que les déterminismes sociaux.

Philippe Vilain, Mauvais Élève, Paris, Robert Laffont, 2025

236 pages, 20 €

De la littérature comme ascenseur social

Il peut sembler difficile, en ces temps moroses pour les humanités, de trouver matière à se réjouir (effacées qu'elles sont par des disciplines qui tendraient à vouloir se faire passer pour leur version améliorée - pardon, optimisée -, en tout premier lieu l'infâme communication). C'est pourtant ce à quoi nous convie Philippe Vilain, à travers le récit autobiographique des douze années l'ayant conduit, à force de volonté et de persévérance, des bancs du lycée professionnel au doctorat ès lettres et à la carrière d'écrivain reconnu.

À travers les 236 pages de l'ouvrage, le lecteur se trouve ainsi successivement amené à fréquenter par la pensée (ou l'imagination, ou le souvenir : tout dépend qui et d'où vous êtes) des milieux aussi divers que finement décrits : qu'il s'agisse des rapports stéréotypés et sociologiquement marqués entre lycéens ou des « scènes de la vie de province » que constituent les descriptions de ses parents, que l'on s'attarde au rapport intime entre un jeune étudiant en lettres et une écrivaine reconnue (Annie Ernaux) ou à la vie qu'ils ont menée dans le « monde » à travers des conférences, colloques et autres émissions télévisées, le constat est identique : la plume de l'auteur, sans jamais grossir le trait de façon caricaturale, parvient à saisir sur le vif les excès de tel ou tel groupe, au point de pouvoir faire régulièrement avouer au lecteur (s'il est bovaryste et sincère, ce qui est souvent une seule et même chose) : « c'est tout à fait moi ! » L'écriture, fine, ciselée et sans fioriture, incite à cette reconnaissance (aux deux sens du terme) : les métaphores et autres effets de style sont rares, et la vérité du tableau y gagne.

Mais ne nous y trompons pas : l'enjeu est ailleurs, et l'ouvrage ne se prétend ni encyclopédique ni didactique. Au-delà du miroir promené le long du chemin, c'est au parcours intellectuel d'un « jeune homme » que le lecteur est confronté, ainsi qu'il est énoncé dans l'épigraphe : « Chaque homme doit inventer son chemin » (Sartre). Nombreux sont donc les développements consacrés au mûrissement littéraire de Vilain, mené conjointement à l'Université et auprès d'Annie Ernaux. Ayant réussi à s'extraire de son milieu d'origine peu propice à l'extase littéraire et à l'expression de la pensée, l'auteur analyse de façon détaillée le parcours qui a été le sien, exerçant sur ce dernier un regard à la fois lucide, reconnaissant et parfois teinté d'amertume. C'est peu de dire, en effet, que, malgré le succès que représentent ces douze années, la vision de la nature humaine que développe l'écrivain est pour le moins désenchantée. De fait, outre la description des petits travers (au reste bien habituels) propres au « milieu » littéraire (l'emprise de son mentor - Ernaux -, les circonvolutions des installés - Sollers -, le pouvoir des despotes - les éditeurs), c'est bien toute sa réflexion sur le combat entre liberté individuelle et déterminisme social qui se trouve marquée du sceau du pessimisme : « J'avais réalisé mon rêve de devenir écrivain, mais ce rêve se révélait décevant [...]. Oui, c'était bien une déception que la découverte de ce monde cultivé m'apportait, un monde qui ne fonctionnait pas différemment d'une caste ou d'une entreprise, avec sa hiérarchie respectable, ses dominants et ses courtisans, son économie et son commerce, son favoritisme et son entre-soi, une caste dont la littérature n'était que le prétexte et qui ne vantait que ses produits les plus conformes au goût du temps ». Et l'auteur de conclure, amer : « J'étais déçu : ce monde ne différait pas des autres, celui de l'entreprise notamment, réglé par des enjeux économiques et de pouvoir ; le fait de vivre dans un monde cultivé, de connaître la littérature, l'art, dont la richesse et l'importance sont si vantées, n'améliore personne, ne rend ni plus humaniste, ni plus philanthrope, ni plus juste ; ma déception venait du constat de l'échec de ce monde de la culture qui, finalement, donnait lieu aux mêmes inégalités sociales, aux mêmes injustices, à la même violence qu'ailleurs. »

C'est aussi et surtout à cela que nous convie la plume si nettement sobre de l'auteur : l'acceptation des faiblesses de l'Homme et la volonté indéfectible de les estomper, quel que soit le milieu dans lequel nous sommes amenés à évoluer. En ce sens, c'est une certaine écriture du combat que Philippe Vilain a décidé d'adopter - contre la fatalité des données sociologiques. L'ensemble est incontestablement très réussi.

Ma collègue Chantal, la grande lectrice, n'aimait au fond pas vraiment lire, car ce qu'elle attendait surtout en ouvrant un livre était d'être confortée dans ses certitudes, s'évader de son bureau et s'émouvoir comme elle le faisait sans doute devant n'importe quel téléfilm dont le scénario demeurait prévisible. La littérature n'était pour elle pas autre chose qu'un loisir conventionnel, une façon de retrouver, dans une recette narrative, les ingrédients qui la feraient rire et pleurer, se creuser un peu les méninges pour résoudre une intrigue, trouver le coupable au terme d'une enquête palpitante. Or la littérature vient justement de la surprise que son écriture produit, sa fécondité vient des questions qu'elle pose, des réponses inattendues qu'elle apporte, de son aptitude à déranger et à déjouer les attentes, sa magie vient de ce qu'elle nous révèle ou nous dévoile autre chose, qu'elle ne nous confirme jamais rien sans l'approfondir, qu'elle nous apprend ce que nous savons déjà mais en nous montrant que, en réalité, nous n'en savions rien.

[Mes parents] ne précisaient pas de quel repas il s'agissait, mais disaient, ce que j'avais moi-même toujours dit, "manger" au lieu de "petit-déjeuner", "déjeuner" ou "dîner", sans distinction. Alors, ma mère me répondait, avec toute sa sagesse populaire : "Enfin, tu chipotes, là, c'est pareil, qu'on mange le soir ou le midi, manger, c'est manger !" Pour ma mère, tout était pareil, égal, un mot en valait un autre, l'essentiel étant pour elle de se faire comprendre. Et je me disais que dans le fond elle n'avait pas tort, que l'on pouvait très bien se contenter d'un langage rudimentaire permettant de communiquer, exprimant de manière fruste mais correcte des désirs et des souhaits, et que l'on pouvait se passer de précisions inutiles, que les précisions, la justesse verbale servaient seulement à ceux qui pensaient le monde, qui l'écrivaient, non à ceux qui le subissaient. Je me détestais de les juger ainsi, je m'en voulais de leur faire des remarques, sachant qu'ils ne m'écoutaient pas et que ces remarques, même s'ils les intégraient, ne modifieraient jamais la structure profonde de leur langage, et puisqu'il aurait fallu, pour qu'un changement ait du sens, qu'eux-mêmes changent de monde et fréquentent des personnes susceptibles de constater la correction de ce langage. Ce n'était pas le cas.

Je ne crois pas ceux qui disent manquer de temps pour écrire, car, en réalité, personne n'a le temps d'écrire, écrire n'étant pas une activité normale. C'est une activité que nous devons nous imposer, c'est un temps que nous devons prendre d'autorité. Écrire n'est pas seulement une affaire de talent ou de compétence, mais d'abord une aptitude à s'inventer du temps, à se créer des espaces de liberté et à savoir s'immerger dedans, c'est une disposition à se faire temps.

bottom of page