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Grandeur et décadence
de l'empire des lettres
"Le français, c'est important" : quel parent n'a jamais prononcé cette phrase, quel enseignant ne l'a jamais entendue ? Qu'il semble lointain, pourtant, le temps où la maîtrise juste de son expression écrite avait une valeur supérieure, dans le dossier scolaire d'un élève, à ses performances sportives ; le temps où l'horaire consacré à l'enseignement de la langue de Molière dépassait largement celui des langues de Shakespeare, de Goethe ou de Cervantès ; le temps où un enseignant de "lettres" (quelle belle et justement pompeuse appellation !) n'avait besoin que de deux classes de sixième pour accomplir l'entièreté de son service (là où il lui en faut le double aujourd'hui) ; le temps où l'existence des "coefficients" instaurait sinon une hiérarchie entre les matières, du moins une priorité dans la maîtrise des savoirs !
Ce temps a fait son temps. À l'heure où l'on évalue des "compétences", des "savoir-faire" et du "savoir-être" au détriment du "savoir", la belle affaire de procéder à une lecture sans à-coups, de gérer une parole sans bafouillement et de construire une écriture sans barbarisme ! La hiérarchie, sans être inversée, est a minima perturbée. En témoigne la chute de certains garde-fous : bien orgueilleux l'enseignant de lettres qui oserait désormais prétendre au primat en ce qui concerne des domaines aussi volatiles (vous avez dit futiles ?) que l'expression orale ou écrite, la maîtrise de la langue ou la bonne compréhension des textes ; de fait, tout autre collègue peut aujourd'hui se targuer, au nom de la sacro-sainte interdisciplinarité, d'avoir les armes nécessaires pour s'ériger en évaluateur de la connaissance qu'ont les élèves de leur langue et du bon usage qu'ils en font. (Mieux vaut ne pas s'attarder au passage sur l'orthographe desdits enseignants). Imaginerait-on un professeur de lettres juger de la maîtrise par ses élèves des règles de la trigonométrie ? de leur connaissance des milieux naturels ou des règles de la physique appliquée ? du passement de jambes ou de la flûte à bec ? C'est pourtant ce que sont désormais autorisés à faire les enseignants des autres disciplines, évaluant la clarté et la correction de la prose des élèves au motif que "la langue appartient à tous"... Chacun appréciera selon ses propres valeurs ce lent, visible, déchirant et inexorable dépérissement des lettres dans l'échelle scolaire - donc sociale.
De l'échelle à l'ascenseur, il n'y a qu'un pas. "Maîtriser ses humanités" : telle fut pendant des siècles la condition première et sine qua non (Leibniz aurait presque pu parler de "raison suffisante") de tout être prétendant gravir les échelons de l'ascenseur social - tant l'éducation, qui se voulait étymologiquement "conduite", "chemin" et "extraction" tout à la fois, ("ex-ducere") passait nécessairement par la maîtrise des belles-lettres (latin, grec, français, rhétorique) et des autres disciplines connexes, si magnifiquement baptisées "humanités" (Histoire, philosophie - auxquelles on ajouterait aujourd'hui la sociologie ou encore la psychologie). De ce "temps perdu" (expression que beaucoup n'hésitent pas à employer en tant que syllepse, à commencer par Nicolas Sarkozy ironisant sur les concours de la fonction publique qui proposeraient des épreuves sur La Princesse de Clèves dont il faudrait, selon lui, interroger la légitimité), que reste-t-il ? La réponse est sans doute à chercher du côté du triste spectacle offert par les universités en sciences humaines. Dans des bâtiments d'un autre temps, aux couloirs tagués, étroits, crasseux, viennent perdre leurs plus belles années plusieurs dizaines de milliers d'ombres errantes, mornes monoblocs se mouvant sans but et sans boussole, à la recherche (peut-être !) d'un avenir que la science et ses infâmes dérivés (l'informatique, le développement, le commerce, la communication) leur a subtilisé. Trop désenchantés pour être ivres, ces bateaux sans rameur accostent où ils le peuvent, dans le bureau médiocre de quelque maître de conférence ou Professeur d'Université (qu'ils y tiennent, à ces termes resplendissants et à ces majuscules !), dans l'espoir d'y récolter la moindre trace d'onction divine permettant d'obtenir qui une pauvre bourse d'études, qui un maigre financement pour sa thèse, qui encore un misérable poste d'ATER. Sont-ils comblés ? Non. Mais qu'importe ! ils rêvent. Et ils pensent à leurs camarades du temps passé, du collège ou du lycée, qui ont fait HEC, les Mines ou Polytechnique et qui roulent en BMW. "Allons ! dit l'un. Ne les envions pas. Nous avons plus qu'eux tous : nous avons la seule drogue et le seul alcool véritables - la poésie !" Il regarde ses congénères, cherche l'approbation dans leurs traits, sort déjà un bouquin acheté dans une brocante et saisit le ticket de métro servant de marque-page. Et, alors qu'il commence à citer Baudelaire, une main se pose sur son épaule. Ne riez pas : c'est la vôtre, et vous avez déjà pitié de lui.
Mais dès lors, n'y a-t-il plus d'avenir pour les lettres ? Si, bien entendu. Mais elles n'élèvent plus ; elles ne sont plus qu'un facteur commun. Une base, un moyen - et non un objectif.