
Le frisson tragique
La route est plate et va tout droit. L'accepter, c'est s'en prémunir. "L'étrange, l'inquiétante route !", assénait Julien Gracq dans La Presqu'île. Mais non : qui est inquiet de savoir où il va ? Inquiet est celui-là qui rompt en lui la connaissance.
C'est dans Le Mythe de Sisyphe que l'on trouve ce que l'on considère parfois comme la meilleure description de la tragédie que constitue notre chemin : "Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps." Mais cette réalité en dissimule une autre, qui demeure le plus souvent larvée, sourde - ensevelie qu'elle est sous les obligations que nous aimons à nous donner. L'arbre cache tellement bien la forêt : absolument rien n'est obligatoire ici-bas, hormis deux choses qui n'en font (ou sont) en réalité qu'une seule et unique... avoir été projeté dans le monde, et en ressortir un jour. Du tragique de l'emprisonnement à celui de la liberté, il n'est de fait qu'une variation de formulation : acculés dans notre être et désarticulés dans nos situations, nous oscillons perpétuellement entre l'acceptation et la révolte, l'endormissement et le sursaut. Mais en définitive, le résultat est-il véritablement différent ?
Les métaphores et autres (cir-con)locutions ont toujours cherché à maquiller ce constat simple - tellement simple qu'il en est devenu comme une effraction de notre conscience : nous sommes libres, mais en usant de notre liberté nous ne faisons qu'obéir aux lois de l'être-là. La voie est toute tracée et le cir-cuit sans importance. Qu'importent les semelles, pourvu qu'on soit du vent. Depuis le Guide du routard jusqu'à la cir-culaire de rentrée du Bulletin officiel de l'Éducation nationale (27 juin 2024) qui enjoint de "ne laisser aucun élève au bord du chemin", depuis ceux qui se confondent, par leur pensée et leurs préceptes, avec l'acte même d'aller de l'avant - voir notamment le chapitre 6 de Socrate, Jésus, Bouddha. Trois maîtres de vie (Frédéric Lenoir), les susmentionnés s'étant voulus bien avant d'autres des penseurs "En Marche !" - jusqu'aux expressions de la vie cour-ante (la course du temps, la course contre la montre, le cours de la vie), les institutions (politiques, éducatives, langagières et autres) con-courent à nous rassurer : tout va bien, dormons en paix.
Jusqu'au court-cir-cuit spirituel : "il arrive que les décors s'écroulent" (Camus, toujours). "Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ; / Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit" (Baudelaire). Faisons au mieux, et laissons faire le reste.
Benoît Abert. Tous droits réservés.