top of page
La pleine conscience
La pleine conscience
Fond blanc

De la littérature comme EMC

"Poète est celui-là qui rompt pour nous l'accoutumance", assénait Saint-John Perse. Une telle considération ne saurait en réalité qu'être élargie à l'ensemble des littérateurs dignes de ce nom : le livre véritable, le livre "juste" (nous empruntons cette formulation à Michel Butor) ne peut se contenter de nous laisser tel que nous sommes. On ne saurait ressortir intact de l'œuvre littéraire, quand bien même nous y aurions été réticent de prime abord. Qu'il s'agisse du roman (pensons à Don Quichotte, à Emma Bovary ou au mystérieux "il" de "Continuité des parcs"), du théâtre (de l'Illusion comique au Véritable Saint Genest), de la poésie ("L'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l'état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres" - Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?) ou de toute autre forme littéraire, le constat est le même : l'écrivain comme son lecteur sont les victimes consentantes (la plupart du temps...) d'un EMC, que nous prendrons la liberté d'appeler "État Modifiant de Conscience" (et non pas seulement "Modifié", comme le veut l'expression courante). 

Qu'un auteur, quel qu'il soit, se retrouve face à sa feuille blanche en d'autres dispositions que celles qu'il déploie dans la vie courante fait figure de truisme. Même les thuriféraires du réalisme le plus réaliste ne sont en réalité (?) que des tartuffes à eux-mêmes ; songeons à Stendhal et à son miroir promené le long du chemin : cette image ne porte-t-elle pas en elle-même le signe évident d'un tacite contrat ? (Une nouvelle fois, écoutons Sartre, dans Huis clos : "et si le miroir se mettait à mentir ?" C'est le symbole de la toute-puissance de l'écrivain que la posture stendhalienne semble receler). Or les faits sont têtus : quiconque a déjà signé un contrat sait à quel point ce concept même est sujet à mensonge - en attestent Faust et son "pacte" avec le diable, Rousseau et son "contrat" sinon social, du moins autobiographique, Lejeune et son "pacte" du même nom ou encore, plus récemment et dans un autre contexte, ledit "pacte enseignant". Le miroir que Stendhal se fait fort d'employer n'est rien d'autre qu'une grille de lecture (les mots, qui traduisent son regard) plaquée sur les choses, avec toute la part de subjectivité que cela suppose. Faut-il s'en plaindre ? La question est ailleurs : littérature n'est pas vie, et surtout littérature n'est pas monde. Dès que ma main se pose sur la feuille, c'est mon cerveau qui s'exprime à travers elle ; qu'il s'agisse de souvenirs personnels, de reportages, d'enquêtes, de témoignages ou de quelque autre genre, aussi véridique son objectif soit-il, "l'effet de réel" (quel bel oxymore !) que j'y injecterai ne sera jamais suffisant pour combler le vide béant entre la littérature (l'art, l'ars) et la vie. Tout ce que j'écrirai alors sera marqué du sceau non pas tant du mensonge ou de la fiction (de nombreux textes racontent ou décrivent la réalité) que de cet État Modifiant de Conscience sous lequel ma plume a tracé les signes ; et ces signes, ce sont précisément ceux-là qui distinguent les textes littéraires des autres. L'exemple le plus manifeste en est peut-être à chercher du côté de Perec et de sa Tentative d'épuisement d'un lieu parisien : rien n'est a priori présent dans le texte hormis la vie, le monde, le réel. Néanmoins, lire cette œuvre c'est entrer en une conscience, c'est-à-dire fatalement en un prisme déformant - et ce malgré la volonté même de l'auteur. Tout y est signe, malgré le combat permanent de l'auteur pour se libérer du démon de l'interprétation et se fondre dans le réel, semblant regarder son lecteur tel Ponce Pilate les Pharisiens et se laver les mains après avoir lâché son stylo comme entaché de signification. 

Mais cet État Modifiant de Conscience est aussi crucial du côté de la réception de l'ouvrage : qu'il y ait ou non un baromètre sur le vieux piano dans "Un cœur simple" n'a en soi guère d'importance pour la narration (en réalité, aucune). Ce qui est essentiel, en revanche, c'est la tacite mais cruciale adhésion du lecteur au sortilège narratif. Cette dernière, si tant est que l'auteur ait du talent, se fait souvent de façon automatique, surtout dans la littérature dite "moderne" et "postmoderne" (à l'âge classique, de longs prolégomènes étaient souvent nécessaires, à moins qu'il ne se soit agi que d'une coquetterie narrative et stylistique). Elle est cependant favorisée si le lecteur (ou l'auditeur) est mis dans des conditions optimales : ainsi de l'enfant écoutant l'histoire que lui racontent ses parents, le cerveau embrumé par les prémisses du sommeil et ne sachant déjà plus si les mots qu'il entend résonnent véritablement à ses oreilles ou sont ceux que prononcent les personnages de l'autre monde - celui des rêves et de l'illusion. Ainsi également du spectateur qui, se rendant au théâtre, accepte d'office de rendre les armes et d'être la victime consentante du sortilège de la représentation (c'est sur ces fondements qu'a pu être édifié et consolidé le mythe d'un Molière mort sur scène : avant que l'Histoire en fasse une fausse vérité, il a bien fallu que le public présent ce soir-là ait eu le jugement suffisamment défaillant pour accepter, fût-ce inconsciemment, de confondre mort et malaise). Parmi les trois genres littéraires majeurs, c'est en réalité la poésie qui, à l'inverse des deux autres, semble le moins se prêter à cet État Modifiant de Conscience. En effet, longtemps marquée du sceau des règles d'une sévère versification ainsi que d'autres freins (rapport avec la religion, visée d'expression des émotions...), elle a pu paraître incompatible avec cet état de torpeur cérébrale que provoque le récit ou le théâtre. Néanmoins, Kafka semblait nous avertir : "Il n'est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N'écoute même pas, attends seulement. N'attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s'offrir à toi pour que tu le démasques. Il ne peut faire autrement. Extasié, il se tordra devant toi." Cette description est, de fait, précisément celle de l'être qui se trouve en état d'Expérience Poétique Imminente, ou EPI (le sigle nous appartient). La conscience, à cet instant précis, se trouve profondément (et parfois durablement) modifiée, et cette expérience peut se produire n'importe où, n'importe quand : il est absolument impossible d'en énoncer les règles ou les présupposés. Le poète, dès lors, comme le dramaturge et le romancier, est bel et bien "celui qui voit dans les choses plus que les choses" (Sartre, encore). Ni miroir, ni rideau, ni sortilège versificatoire n'a désormais de sens : ayant rompu "l'accoutumance" qu'évoquait Perse, l'écrivain est en mesure de nous "décoller" du monde (aux deux sens du terme). 

bottom of page