D'un (grand) nom l'autre
Nous avons tous une fois éprouvé cet effet du nom, et l'onomastique paraît une étude vertigineuse. Souvent la première information que nous ayons sur une personne, le nom enseigne et sème tout à la fois : qui est cet être ? où vivait-il ? d'où venait-il ? comment fut-il ? Autant de questions auxquelles la simple observation du nom assène une réponse presque automatique - souvent à tort. Mais le mal est fait.
Certains nous éclatent et nous impactent de mille feux, et offrent à ceux qui les portèrent un billet direct pour l'éternité. En le majestueux Chateaubriand, l'œil entend la mort de la féodalité d'Ancien Régime tout autant que sa persistance lumineuse et métaphorisée à travers les siècles. En ce bref dissyllabe aux voyelles si bondissantes - Hugo -, la forme même de la complétude affirmée et incarnée : cet homme fut son siècle et son nom est la France, conformément aux désirs même de l'auteur qui vécut en une avenue portant son propre nom. (En ce cas précis, néanmoins, une différence notable apparaît entre les lettrés - ils se reconnaîtront - et ceux qui entendent d'abord un prénom masculin devenu tristement banal ; la brièveté du mot, la - fausse - consonne qui en est à l'entame nécessitent d'y adjoindre le prénom : hors lui, point de salut. Une fois les deux membres réunis en un parfait distique, plus aucun doute : chacun a compris, chacun s'incline ; le nom a fait son effet. Balzac, Flaubert, Stendhal, Zola, malgré leur dissyllabe, ne souffrent pas de la même tare : on les entend - et on les reconnaît... pour leur malheur. Ils n'ont pas un "grand nom" ; Hugo, plus bref en ses quatre lettres si ce n'est manchot sans son prénom synonyme de victoire, s'en tire de la meilleure façon. "Victor Hugo" : mieux qu'un nom, une marque. Une étiquette. Un logo.) Seuls deux autres de nos auteurs partagent le même niveau de gloire : Molière et Voltaire. Leur valeur sémantique est tellement riche qu'elle semble infinie ; pour leur malheur (qui sait ?), nos trois mousquetaires peuvent voir leur nom servir à tout comme à n'importe quoi. Depuis "la langue de Molière" jusqu'à "la patrie de Voltaire et d'Hugo", la postérité n'a pas fini, hélas, de traîner dans la boue ces génies dont le seul défaut a été d'être deux tons au-dessus de tout le reste de leur époque.
Mais songeons un instant à ceux qui n'ont pas eu la chance d'avoir un nom lumineux - ce dernier étant indépendant à la fois du talent et du mérite. Un grand nom est d'abord un nom qui parle à chacun sans ambiguïté ("Molière", "Voltaire", "Hugo" : c'est net et ciselé comme du Descartes). Chateaubriand se confond avec un plat de viande dont l'origine demeure douteuse ; Racine et La Fontaine ont encore plusieurs siècles devant eux de mauvais jeux de mots à subir ; Saint-John Perse est aussi suranné qu'une bouteille de rhum qui hésiterait entre l'empire britannique et les ayatollahs ; Anouilh rime mal ; Simon est un prénom et se confond tristement avec le Saint du même nom qui lui est de deux siècles antérieur ; Verlaine serait inconnu aujourd'hui s'il n'y avait eu Rimbaud, et Corbière le serait également s'il n'y avait eu Verlaine.
Le pire des sorts, cependant, est sûrement pour un écrivain de voir son nom éclipsé par un autre qui porte rigoureusement le même. Puisque Corbière il y a et que cet auteur marginal doit sa survie aux Poètes maudits de Verlaine, n'est-il pas particulièrement à propos de se remémorer un instant l'existence de son père Édouard, conseiller municipal à Morlaix (excusez du peu !) et auteur du Négrier ainsi que d'une bonne vingtaine d'autres romans, vendeurs de son vivant (c'est souvent la marque d'un talent éphémère) mais tous oubliés aujourd'hui ? Peu enviable est également le sort de ceux qui n'ont œuvré qu'avec leur frère (Edmond et Jules de Goncourt) ou leur sœur (Georges et Madeleine de Scudéry), de sorte que leur nom, non content d'être inextricablement lié à l'autre pour la postérité, n'aura jamais acquis et n'acquerra probablement jamais une véritable indépendance. Les universitaires auront beau accumuler les recherches, philologiques et autres, pour savoir qui a écrit ceci ou cela et lequel écrivait différemment de l'autre, le résultat est rendu inutile par la question même qu'il est censé résoudre : affirmer que ceci est d'un(e) tel(le) et cela d'un(e) autre n'est qu'une autre façon de mettre en évidence leurs inextricables liens de parenté et d'écriture.
Plus dure encore est la chute lorsque le glorieux patronyme porté par un auteur s'accompagne d'une forme de déclassement par rapport à celui qui en a instauré l'aura. Que dire d'Alexandre Dumas fils ou encore de Thomas Corneille ? L'un comme l'autre auront lourdement payé le prix de l'héritage de leur aîné, et le simple fait de devoir préciser le prénom (Thomas) ou le lien de parenté (fils) est une insulte faite sinon à la qualité littéraire de l'auteur, du moins à son existence même. Jamais ils n'auront eu le simple droit d'exister en tant que tels et de voir leur œuvre reconnue sans la comparer, implicitement, à celle d'un autre. Certes, tout le monde ne peut pas avoir écrit Le Comte de Monte-Cristo ou Le Cid. Mais il est cruel de constater que bon nombre d'auteurs tout à fait secondaires n'ont pas besoin, pour subsister dans l'Histoire, de telles béquilles lexicales (bien qu'il soit cocasse d'imaginer ce qu'aurait pu léguer à la littérature un hypothétique Rimbaud le fils ou Rousseau le fils).
Ces différentes adjonctions ou protubérances sont au patronyme ce qu'est au mot la lettre épenthétique : une canne disgracieuse mais commode. Le critère est donc simple : un grand auteur est celui qui sait marcher sur ses deux jambes.