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Si peu que rien

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Disparu en 2010 et peu connu du grand public, Roger Munier est pourtant l'auteur d'une œuvre volumineuse et ambitieuse tentant  de conjuguer poésie et philosophie. Les éditions Les Hauts-Fonds ont publié en 2024 la parole frêle et lancinante du sixième volume de son Opus incertum intitulé Si peu que rien.​

Roger Munier, Si peu que rien, Brest, Les Hauts-Fonds, 2024

162 pages, 21 €

Les notules élémentaires ?

À qui serait tenté de pénétrer (dans) la pensée de Roger Munier, La Fontaine rappellera que « patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ». Complexe, obscure, pour ne pas dire hermétique - et surtout bercée d'un rythme lancinant et désarticulé à la fois, qui a la particularité de se briser lorsqu'on s'y attend le moins : ainsi se présente ce que l'auteur désigne lui-même, en ouverture de son œuvre, comme « le rapprochement énigmatique des événements, des choses, autrement ensemble [...]. Comme faisant signe dans leur croisement de hasard ou hors sens : une branche qui tombe, un chien qui aboie au même instant... »

« Autrement ensemble » : c'est bien ainsi que les choses, les paroles, les êtres, les concepts semblent se mouvoir tout au long des treize mois (janvier 1994 / février 1995) que recouvrent les pages de l'ouvrage. Munier les manie comme le poète les sons et les images, comme l'enfant les jeux et les syllabes : avançant d'un pas, reculant de deux, assemblant patiemment les divers éléments avant de les désarticuler avec délice... Imprimant à son propos un développement qu'on peut tout à fait qualifier de progression (à défaut, semble-t-il, de progrès), il entraîne dans son sillage l'œil à la fois perplexe et fasciné de son lecteur : « Tâche dernière, peut-être tâche suprême de la pensée : savoir ce qu'il y a vraiment sous le mot rien. [...] L'être de l'étant n'est "rien" que comme "rien d'étant", puisqu'il est lié à l'étant dont il est l'être. De ce "rien d'étant" de l'être redescendre au Rien pur, comme à son fondement abyssal ». Ayant traduit à la fois Heidegger et Héraclite, Munier sait, à n'en pas douter, emprunter au premier le questionnement sur l'Être et au second la prose concise et paradoxale - restant perpétuellement sur une ligne de crête qui peut déconcerter. Entre philosophie et poésie, en réalité, l'auteur semble ne pas vouloir choisir. De fait, parmi les concepts abordés dans Si peu que rien figurent bon nombre d'invariants pour tout philosophe qui se respecte : Dieu, l'Être, le néant ou encore le temps (« Le nouveau biffe l'ancien, qui en son temps fut nouveau. Il n'y a pas de nouveau. Rien que de l'ancien qui s'étire. Et finalement pas d'ancien, qui n'était que nouveau en son temps et n'est ancien que par rapport à un nouveau, qui déjà est ancien, comme nouveau »). Sur ces différents points, le lecteur sera perpétuellement sollicité, piqué au vif, faussement mis en confiance par quelques phrases semblant évidentes avant d'être brusquement renvoyé d'où il vient (dans le meilleur des cas la question perpétuelle, dans le pire l'aveu de sa simple ignorance). Mais d'autres sujets surgissent au moment où il s'y attend le moins, par la grâce (syllepse, ici) d'une formulation (bien)heureuse ; ainsi celle du « monde esquivé » : « Tel mot qui soudain se présente, d'abord étonne. Puis comme insiste, semble exiger d'être adopté. L'inconnu est dans ces mots d'eux-mêmes surgis, qui ont du sens d'avant le sens, du sens comme injonction ». La philosophie, dans de tels cas, semble se rétracter ; comme l'œil face au soleil, presque inquiète d'être trop près d'une réponse par trop évidente, elle rentre en son tonneau comme l'escargot en sa coquille - sans demander à Alexandre de s'écarter.

Étonnant et parfois impénétrable cheminement, en vérité, que celui d'un homme semblant user du paradoxe comme du moteur premier de l'expression philosophique, surtout lorsqu'il se double de récurrentes syllepses (« ce qui m'habite me déloge ou me met à l'étroit. À l'étroit en moi-même » ; « tout ce qu'on atteint est "atteint" en effet, au sens où l'on dit d'un organe malade qu'il est atteint »). Nourrissant sa pensée de celle d'illustres prédécesseurs dont sa parole lapidaire semble l'écho à la fois assourdi et tenace (Héraclite, Platon, Épicure, Montaigne, Hobbes), Munier semble parfois prêter allégeance à la doctrine du docteur Pangloss : « il n'y a d'allégement, tristement de salut pour l'ici, maintenant, que dans le faire ». De fait, c'est bien dans le renoncement à toute vérité définitive et à tout esprit de système que peut le mieux être perçue l'immense humilité d'un auteur qui sait qu'il ne sait rien : « ce que je consigne ici [encore une syllepse ?], presque tous vous l'éprouvez ou pouvez l'éprouver, mais vous ne le savez pas ». Simple scribe ayant pleinement conscience de l'aspect naturellement limité de toute pensée, il ne cherche de fait ni à impressionner ni à créer un système, conscient que « ce qui nous échappe des mains et tombe vient souvent échouer dans les coins où il se cache, dans l'humilité et l'inapparence des coins ». Avec bien plus de grâce que l'agrégatif Michel Tournier dans son Journal extime (lequel tente en 2002 le même projet de fragments de philosophèmes mais adopte un ton emprunté), Roger Munier nous dépose telle une plume « cette petite phénoménologie heurtée, fragmentaire, qui ne veut voir dans la mort que son repos ». À nous de savoir la siroter.

« Guetteur », je le suis. Mais qui, ne voyant rien, ne peut parler de ce qu'il guette. Ne parle bien que du guet.

On ne fait tout ce qu'on fait, on n'est actif, que pris dans les rouages de l'immense machine. Si ce n'était que pour soi, on ne ferait rien ou presque, pas même peut-être se laver. On ne fait que pour les autres - qui font de même. Ainsi le monde va.

On ne cherche en tout qu'à être « content »... Mais la forme pronominale du verbe « contenter », rendre content, dit autre chose et presque le contraire : « se contenter » (de peu, de moins) ouvre une autre sagesse.

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