
Lauren Malka
Journaliste et podcasteuse diplômée du CELSA, Lauren Malka s’est spécialisée dans le domaine de la littérature, écrivant notamment pour Causette et Livres Hebdo. Également autrice du film La France aux fourneaux, diffusé sur France 5, présenté par François Morel et consacré à l’Histoire de France à travers ses pratiques culinaires, elle a publié à la fin 2023 Mangeuses. Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès aux Éditions Les Pérégrines (collection « Genre ! »). Contributrice engagée de plusieurs recueils féministes, elle nous livre aujourd’hui sa vision d’une société où les femmes voient s’accumuler des injonctions pour le moins contradictoires.
« J’essaie de saisir les contours d’une écriture culinaire
spécifiquement féminine »
Benoît ABERT : Sous quelle bannière rangeriez-vous votre ouvrage Mangeuses, paru l’année dernière aux Éditions Les Pérégrines ? S’agit-il d’un récit, d’un essai, d’un pamphlet, d’un témoignage ? D’un mélange de tout cela ?
Lauren MALKA : C’est peut-être un mélange de plusieurs genres, oui, mais que l’on pratique beaucoup aujourd’hui, surtout dans le champ féministe : une enquête écrite à la première personne. J’ai d’abord lancé un grand appel à témoignages auprès de femmes de différents âges et milieux sociaux sur leur rapport à la nourriture. Et en constatant que ce rapport était très souvent marqué par l’anxiété alimentaire, j’ai mené une seconde enquête, historique cette fois, pour comprendre comment s’était fabriqué ce sentiment de culpabilité si fréquent chez les femmes dans l’acte de manger.
B.A. : Vous avez participé à l’écriture de plusieurs recueils collectifs féministes, notamment Ceci est mon corps (Rageot Éditeur) et Survivre au sexisme ordinaire (Librio). Votre ouvrage sur les « mangeuses » appartient-il à cette catégorie de texte, ou doit-il en être distingué ?
L.M. : C’est bien sûr très différent par l’ampleur du travail. Mon livre Mangeuses a représenté trois ans de travail, de recherches et de discussions intenses, non seulement avec les personnes qui témoignaient mais aussi avec les chercheurs et chercheuses spécialistes des différents domaines que je convoque. Mais je peux aussi comparer ces expériences car les livres collectifs auxquels j’ai participé ont, eux aussi, été précédés de recherches, de tâtonnements, de questionnements et d’interviews de personnes concernées par le thème ainsi que de spécialistes. Dans Ceci est mon corps (Rageot), je raconte l’histoire fictive d’une petite fille sujette à une colopathie fonctionnelle chronique et qui découvre un jour qu’elle est née avec une particularité : une pieuvre grandit à l’intérieur de son estomac. Aussi bizarre que cela puisse paraître, cette micro-science-fiction me permettait d’exprimer des convictions que j’ai depuis longtemps sur les pathologies fréquentes chez les femmes, et j’ai voulu le faire en étant au plus près de la réalité ; j’ai donc interrogé de très nombreuses femmes souffrant de ce syndrome ainsi qu’un médecin génial qui a accepté de m’expliquer les ressorts les plus détaillés de ce trouble. Pour Survivre au sexisme ordinaire, j’ai raconté une mauvaise blague hyper sexiste dont j’avais été la cible et j’ai essayé, là aussi, de comprendre, à travers la littérature et la philosophie, les enjeux de domination parfois bien dissimulés sous le masque inattaquable de l’humour. Qu’il s’agisse d’un texte très court ou d’un livre de quasiment 300 pages, je commence toujours par investiguer, interroger, triturer le problème dans tous les sens, traquer les archives inconnues… je n’arrive jamais à prendre le sujet par son versant le plus simple. Ce qui m’intéresse, c’est la pêche en eaux profondes !
B.A. : Question polémique : un tel livre aurait-il selon vous pu être écrit par un homme ?
L.M. : C’est une question intéressante. Dans un chapitre de mon livre, j’essaie de saisir les contours d’une écriture culinaire spécifiquement féminine. Et je m’aperçois que le premier à avoir écrit de cette façon n’est pas une femme : c’est Marcel Proust ! Le fait que cet écrivain ait fréquenté avec tellement d’intensité les minuscules événements perpétuels de sa vie intérieure (à force de rester seul dans sa chambre) et qu’il ait développé une anorexie, liée à sa phobie des maladies, l’amène à initier ce que je vois apparaître, juste après lui, comme une écriture fantasmée du repas, émanant d’écrivains et écrivaines qui, comme lui, comme Colette, comme Virginia Woolf, Sylvia Plath et d’autres, écrivent la nourriture sans la manger. Je répondrais aussi à cette question polémique par une autre pirouette : un réalisateur anglais nommé Henry Jaglom a eu un jour l’envie de réaliser un film sur la relation intense – qu’il observait autour de lui – entre les femmes et la nourriture. Il s’est lancé dans ce projet mais a vite compris qu’il ne pouvait le réaliser lui-même, dans la mesure où la présence d’un homme au milieu de femmes parlant de nourriture risquait d’altérer ce phénomène si particulier. Il a alors pris la fulgurante décision de confier la réalisation de ce film à Nelly Alard. Le film est sorti en 1990, il s’appelle Eating ; c’est un mélange de documentaire et de réalité, et il forme probablement l’une des mes sources de documentation cinématographique les plus importantes. Je vous conseille vivement de le voir !
B.A. : Des femmes cuisinières aux hommes ripailleurs, des boniches nourricières aux dominants consommateurs, les rôles concernant l’acte du « manger » semblent bien répartis dans l’inconscient collectif. Pouvez-vous nous éclairer sur les origines de cette distinction pour le moins binaire ? Comment une telle dichotomie a-t-elle pu advenir ?
L.M. : Dans mon livre, je retrace l’histoire de la figure monstrueuse et effrayante de la femme qui mange. Cela commence dans la Grèce antique avec Pandore, qui est un « gaster », qui cache un « ventre de chienne » sous l’apparence d’un corps parfait et gracieux. Hésiode dit qu’il faut se méfier d’elle car elle vide les provisions de son mari ainsi que son énergie sexuelle. Dans la Bible, il y a Ève qui croque dans la pomme et mène l’humanité au désastre. Il y a d’autres exemples dans les textes antiques. En Égypte, la figure de Cléopâtre apparaît aux historiens comme la réplique réelle des déesses mythologiques voraces : Plutarque raconte son histoire comme étant celle d’une prostituée manipulatrice qui prépare des banquets pour Marc Antoine – dix sangliers à chaque repas et des amphores de vin qui coule à flots, et ce afin de lui faire tourner la tête et de freiner ses ambitions politiques. Au Moyen Âge, on décide de mettre fin à ce supplice, et l’Église publie des traités pour encadrer la gourmandise féminine et l’appétit sexuel insatiable qui va avec. À notre époque, le nombre de recommandations et d’outils mis en place pour que les femmes surveillent leur alimentation et leur poids fonctionne comme une auto-surveillance assistée, que Naomi Wolf compare à des confessionnaux. En exergue de mon livre, je cite une phrase très puissante de cette essayiste américaine qui dit que « le régime alimentaire est l’un des plus puissants sédatifs politiques de l’histoire des femmes ». L’obsession de la sobriété et de la minceur féminine est avant tout, selon elle, « une obsession de l’obéissance féminine ».
B.A. : Ni trop maigre ni trop gros, mince mais sensuel, élancé dans sa silhouette mais rembourré où il le faut : le corps de la femme fait l’objet de nombreuses injonctions contradictoires. Cela lui est-il propre, ou retrouvez-vous le même type de paradoxes concernant celui de l’homme ?
L.M. : Il y a un préjugé récurrent sur la minceur, et qui ressort immanquablement dans toute conversation quand on travaille sur ce thème. C’est toujours le même refrain qui résonne, comme avec un jouet parlant : la peur de grossir, chez les femmes, serait un phénomène récent et très localisé géographiquement. En un mot, un problème de riche occidentale très passager et superficiel. C’est une façon d’être condescendant avec une peur féminine qui n’est en fait pas du tout nouvelle. Dans mon livre, je montre que la minceur est une norme très puissante depuis l’Antiquité. Pour les hommes comme pour les femmes. Mais, pour les femmes, il y a une injonction supplémentaire : être grosse sur certaines zones du corps, à savoir les zones érotiques : les seins, les hanches… Tout ce qui peut permettre d’essentialiser les femmes, de les ramener à leur fonction procréatrice et sexuelle. Cette double injonction à la minceur et la graisse contraint le corps des femmes depuis très longtemps et dans de nombreuses civilisations. Dans mon enquête, je traverse l’Histoire et les pays : à chaque époque, les femmes se sont abstenues de manger tout en portant des jupons, ou alors au contraire ont été engraissées par des gavages rituels mais massées pour rester minces autour de la taille. Toutes ces tortures que les femmes s’imposent pour être minces dans leur ensemble mais grosses à certains endroits ne sont ni récentes ni passagères, et sont, au fur et à mesure des siècles, devenues un phénomène presque mondial.
B.A. : Comment le projet d’écrire cet ouvrage est-il né en vous ? Y a-t-il eu des épisodes révélateurs, des points de bascule particuliers ?
L.M. : Le rapport à la nourriture m’apparaît comme le prisme par lequel on peut comprendre des choses très profondes et complexes sur la place des femmes dans la société, ce que l’on craint d’elle, ce que l’on attend d’elles, mais aussi sur le rapport historique, très ancien, des femmes à leur intériorité, à leur condition au sein du foyer et de la société, et à leur propre corps.
B.A. : Croyez-vous au rôle prescripteur, pour ne pas dire moral, de la littérature et des arts en général ? Ou, pour le dire autrement, un écrivain a-t-il selon vous le droit de tenir des propos misogynes dès lors qu’il s’exprime dans le cadre d’une œuvre littéraire (de fiction, s’entend) ?
L.M. : On a tous les droits en littérature comme en lecture, y compris celui d’apprécier, même pour une féministe, la lecture d’écrivains misogynes – qui sont légion dans le corpus occidental. Personnellement, j’avoue que cette littérature-là, dont on m’a rebattu les oreilles toute mon enfance, m’a lassée. Mais je me battrai surtout – peut-être pour que d’autres conservent le droit de défendre la position contraire – pour que tout le monde ait la possibilité de découvrir les nombreux auteurs (et les nombreuses autrices) non misogynes voire féministes, souvent invisibilisés par l’Histoire.
B.A. : Avez-vous des projets particuliers, pour les mois et les années à venir, concernant l’écriture ? Si tel est le cas, pouvez-vous nous en dire un mot ?
L.M. : J’ai une très très grande marmite à projets dans laquelle mijotent en ce moment un livre, une série et un film. Je ne dis rien pour l’instant car je suis très superstitieuse – et effrayée par les loupés de temps de cuisson – mais je vous promets de vous appeler « à table » quand c’est prêt !
Propos recueillis par Benoît Abert. Tous droits réservés.

Bibliographie
Mangeuses. Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l'excès, Paris, Les Pérégrines, coll. "Genre !", 2023
Les journalistes se slashent pour mourir. La presse face au défi numérique, Paris, Robert Laffont, 2016