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Épigrammes

Œuvre unique de l'auteur mexicain Carlos Díaz Dufoo parue à titre posthume en 1927, les Épigrammes sont aujourd'hui rééditées par les Éditions Allia, dans une nouvelle traduction d'Antonio Werli. Faisant l'effet d'un brûlot, l'ouvrage, désenchanté et raffiné, ne peut laisser indifférent. 

Carlos Díaz Dufoo, Épigrammes, Paris, Éditions Allia, 2024

128 pages, 7 €

Sganarelle philosophe ?

Constater que l'œuvre de Carlos Díaz Dufoo demeure à l'heure actuelle peu connue sous nos latitudes ne saurait faire figure d'offense portée à l'auteur. Initialement édité à Paris en 1927, le court opuscule intitulé Épigrammes fut le seul fait d'armes de l'auteur mexicain contre notre temps avant son suicide en 1932. Réédité aujourd'hui en une version bilingue par les Éditions Allia, l'ouvrage permet de (re)découvrir une pensée riche, parfois insaisissable mais toujours abrasive. 

"Il a passé de longues années à se forger un style. Lorsqu'il l'eut, il n'eut rien à dire avec". Ce n'est pas de Flaubert et de son "livre sur rien" qu'il est ici question (voir sa lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852), mais bel et bien du personnage (?) central des Épigrammes. Figure fantomatique, anaphore sans queue ni (surtout) sans tête, cette entité tapisse la quasi entièreté de l'ouvrage, ouvrant chaque paragraphe ou presque par sa dégaine désarticulée. Qui est-ce ? Quelle est l'intention réelle de l'auteur ? Parle-t-il de lui-même à titre personnel ? Rien ne semble plus improbable, malgré les propos de Hugo invitant à ne jamais couper l'homme de l'œuvre ("Tout homme qui écrit écrit un livre ; ce livre, c'est lui" - préface à l'édition "définitive" des Œuvres complètes). Ce pronom (im)personnel tient en réalité le rôle d'une ombre errante, allant deçà, delà, d'un écueil à l'autre - et se fracassant à chaque page contre les culs-de-sac tendus par l'auteur : "il commença une fois, puis commença à nouveau. Il commença encore, il commença à mille occasions, il commença toujours. Quand d'autres arrivaient, lui commençait. Il n'arriva jamais. - Continuer n'est pas la conséquence de commencer. Continuer est une perspective humaine forcée. On commence en soi, on continue au-dehors". On a connu plus optimiste. 

De l'aphorisme au dialogue, de la pensée au micro-récit, l'ouvrage de Dufoo ne cesse d'aller à hue et à dia, incitant son personnage - et son lecteur avec lui - à se cogner aux diverses cloisons de ses frêles certitudes. C'est une réincarnation de Bouvard et de Pécuchet qu'il semble que nous retrouvions parfois, bercée des mêmes certitudes et bernée des mêmes images : "il lit sans cesse en quête d'un complément à sa vie pour prolonger en elle ses lectures". Platon et le livre VII de la République ne sont pas loin non plus lorsque l'on tourne les pages des Épigrammes, tant nous nous surprenons parfois à nous trouver proches de ce pauvre hère que l'on imagine volontiers dégingandé, les yeux hagards et la lèvre papelarde : "après avoir réussi en tout et gagné cent couronnes de laurier, il remarqua, avec surprise, qu'il n'avait de tête où les poser". 

Le mince opuscule, édité ici en version bilingue, est construit de façon sobre et élégante ; chaque page permet de visualiser le texte espagnol et sa traduction française signée Antonio Werli, le premier cité venant en quelque sorte soutenir la seconde immédiatement en dessous d'elle. Si l'ouvrage peut être lu d'une traite au vu de ses dimensions, mieux vaut toutefois prévoir plusieurs lectures, espacées les unes des autres - sans s'interdire de fréquents retours en arrière. La prose de Dufoo et sa pensée au vitriol nécessitent du temps pour être pleinement goûtées et appréciées. 
À qui goûte l'esthétique fin-de-siècle et la forme du fragment, les Épigrammes ne sauraient offrir qu'une source de contentement immense ; on appréciera également (tout en en étant parfois irrité - mais n'est-ce pas la visée même de l'ouvrage ?) le propos à mi-chemin entre Nietzsche et Schopenhauer. Certes, l'Homme ne sort pas grandi de la lecture d'une telle œuvre ; il est même probable de se sentir blessé dans son orgueil. Mais une liberté suprême est peut-être au bout du chemin : "étranger, je n'ai pas eu un nom glorieux. Mes aïeux n'ont pas combattu à Troie. [...] Mes actions ont été obscures et mes paroles insignifiantes. Imite-moi, fuis Mnémosyne, ennemi des hommes, et tandis que la feuille tombe, tu vivras la vie des dieux". 

Guillemets

Quand il fut convaincu qu'il avait touché un port sûr, à l'abri des vents de la fortune, il emprunta une théorie sociale, modérée et complète, et acheta un respectable système religieux qui résolvait, sans soubresauts, tous les problèmes.

Il avait des habitudes mentales irréfrénables. Il pensait toujours par catégories, avec une clarté excessive et une précision trompeuse. Il s'était interdit les idées supérieures et les jugements exagérés. C'était une pensée symétrique, une intelligence tempérée, aussi distante de l'extase mentale que de la brumeuse et sage inconscience. - Un jour, un fait léger vint à son esprit. L'irréprochable machinerie n'eut aucune prise sur lui. L'homme ne pouvait pas comprendre. La raison protesta : "Pourquoi ce fait ?" Il conclut : "Ce fait n'existe pas". Le fait se balançait doucement sur cette âme vaine.

Guillemets

Sourcils froncés, solennel, un air de perpétuel discernement, sûr et parfait - temps de andante maestoso - seules les questions graves l'intéressent : la beauté, le bien, le progrès, la science.

HOMMES MODERNES 

a) Une éthique sociale. 

b) Une esthétique sociale. 

c) Une technique sociale. 

d) Une métaphysique sociale. 

... Ne renfermez-vous plus rien qui soit vôtre ?

Guillemets

Soigneusement entouré d'idées prudentes, inaccessible aux excès, protégé par la dure barrière des théories médiocres, il dicte, bureaucratiquement, des opinions définitives.

Un chemin infini que nous avons parcouru éternellement. En marchant, à une allure invariable, les mêmes idées, les mêmes paysages, les mêmes tragédies reviennent, nécessairement, les uns à la suite des autres. Automatiquement, les mêmes problèmes se résolvent de la même manière. À un certain moment, mille fois répété, une ancienne surprise renaît, qui conduit à une ancienne désillusion. La chair est de pierre et l'homme se rapproche de Dieu. - Nous n'entrerons jamais dans un fleuve nouveau.

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