Alain Blottière
Intégré à la "sélection de printemps" du prix Renaudot en 2020 et récompensé la même année par le prix Pierre Mac Orlan, Azur noir poursuit le cheminement entrepris avec Saad quarante ans auparavant.
Alain Blottière, Azur noir, Paris, Gallimard, coll. "Blanche", 2020
"Tout ce que je peux dire,
c'est que mon style est naturel"
Benoît Abert : Comment et pourquoi avez-vous choisi d’écrire un roman en grande partie consacré au culte dont bénéficie Rimbaud depuis près d’un siècle ?
Alain Blottière : Rimbaud m’accompagne depuis longtemps : j’ai voyagé sur ses traces en Éthiopie et au Yémen en 1976, j’ai écrit une préface et des notes à ses Œuvres complètes pour la collection « Bouquins » en 1978, et il était déjà l’un des personnages de mon premier roman paru en 1980. J’ai voulu le retrouver pour fêter avec lui le 40e anniversaire de ce premier roman. Plus sérieusement, mon roman précédent était d’une telle intensité dramatique que j’avais besoin d’un personnage très fort, puissant, pour ne pas trop retomber.
B.A. : Éprouvez-vous, à titre personnel, une fascination pour Rimbaud ? Vous êtes-vous identifié à lui comme Léo le fait dans votre récit ?
A.B. : Non, je ne m’identifie pas du tout à lui. Ou plus exactement : plus du tout. Mais quand j’avais 17 ans et que, porté par une nécessité, par quelque chose d’irrépressible, j’écrivais des poèmes, oui : il était une sorte de modèle. Et bien sûr il m’a toujours fasciné, comme fascinent toujours les génies novateurs et les grands aventuriers. Avec le temps, j’ai éprouvé quelque chose de plus à son égard : une certaine empathie, car j’ai compris que cet enfant avait beaucoup souffert. Et je crois que Verlaine a éprouvé la même. Je crois qu’il a supporté sa cruauté, car il a compris qu’elle était le symptôme d’une souffrance. J’essaie d’exprimer cela dans mon roman.
B.A. : Comment l’idée d’écrire un roman consacré à un personnage souffrant de cécité hystérique vous est-elle venue ? Est-ce là une « simple » allusion au poète voyant théorisé par Rimbaud ?
A.B. : C’est une idée qui m’est tombée du ciel. Je me souviens que j’étais au cinéma, pour un film sans aucun rapport avec mon histoire, et que soudain j’ai eu cette idée. J’avais déjà commencé à réfléchir à ce roman, je cherchais à construire le personnage du jeune Léo et la cécité s’est imposée par miracle. Car, bien sûr, elle me permettait de broder sur le poète voyant, le dérèglement de tous les sens, etc.
B.A. : Azur noir fait intervenir le poète et chercheur rimbaldien reconnu Alain Borer ; ce dernier écrit d’ailleurs une lettre au personnage principal. Est-elle véritablement de sa main ou vous a-t-il prêté sa plume ?
A.B. : Oui, elle est de sa main ! Et sa main est inimitable ! Alain Borer, qui est un ami de quarante ans, a accepté généreusement de jouer, avec ses propres mots, un rôle dans mon livre : Léo lui envoie ses poèmes pour lui demander son avis, et Alain lui répond par une lettre magnifique. L’histoire est doublement amusante, puisque ces poèmes, c’est moi qui les ai écrits quand j’avais l’âge de Léo, 17 ans. Fiction et réalité s’entremêlent complètement.
B.A. : Votre roman met en jeu une vision extrêmement pessimiste de l’avenir de l’Humanité. Cette vision est-elle véritablement la vôtre, et correspond-elle selon vous à celle qu’a pu avoir Rimbaud en partant pour le Harar ?
A.B. : Hélas oui, cette vision pessimiste est la mienne. Je suis plutôt optimiste dans la vie courante, mais tout à fait pessimiste à long terme pour l’Humanité. Si elle survit, ce sera dans des conditions qu’heureusement je ne connaîtrai pas. Déjà, il est assez improbable qu’on puisse voir encore le ciel de couleur bleue dans cinquante ans. Et, avant cela, il est quasiment certain qu’on ne verra plus les étoiles, à cause des dizaines de milliers de satellites placés en orbite basse par Elon Musk et ses concurrents fournisseurs d’Internet. Il y a quelques jours, l’astrophysicienne Jessica Dempsey a déclaré que les seules constellations que nous verrons bientôt, la nuit, seront celles créées par l’homme. Pour moi, ne plus voir les étoiles, c’est une épouvante, le début de la fin de notre monde. Maintenant, que s’est-il passé pour Rimbaud ? Quelque chose de similaire, oui. Non pas la fin du monde, mais la fin d’un monde, le sien, celui de sa géniale adolescence, de ses visions, de ses voyances. Je crois que soudain, ou peu à peu, il n’a plus vu. Peut-être n’a-t-il tout simplement plus vu les couleurs des voyelles. Alors : Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront.
B.A. : Votre ouvrage ne se limite pas à une « résurrection » (si tant est que ce mot soit judicieux) de la figure de Rimbaud ; Verlaine est aussi présent et décrit à de nombreuses reprises, intervenant régulièrement dans la narration. Quelle image avez-vous de lui aujourd’hui ? Pensez-vous que sa figure reste inextricablement liée à celle de Rimbaud — ou, pour le dire autrement : existerait-il encore sans lui ?
A.B. : Bien sûr, sans aucun doute ! Certes, il n’aurait certainement pas cette sorte d’aura que lui confère le couple magnifique et scandaleux qu’il a formé avec un adolescent proprement fabuleux, mythe quasi universel. Mais il n’a pas eu besoin de Rimbaud pour être reconnu comme l’un des plus grands poètes français. D’ailleurs, parmi ses poèmes les plus célèbres, un bon nombre ont été écrits avant la rencontre de Rimbaud, comme "Mon rêve familier", ou après la rupture, comme la plupart du recueil Sagesse, que beaucoup considèrent comme son chef-d’œuvre.
B.A. : Comment qualifieriez-vous votre style d’écriture ? Avez-vous des techniques ou des habitudes particulières qui vous accompagnent au moment de votre activité d’écrivain ?
A.B. : Mon style d’écriture… franchement, je ne sais pas. Et j’ai l’impression que mes lecteurs non plus. On dit souvent que mon style est sobre, voire humble, tout en me rangeant très bizarrement parmi les écrivains difficiles et invendables. Est-ce le choix de mes sujets ? Je n’y comprends rien. À mes débuts, je cherchais l’effet, le mot rare, la belle tournure. Maintenant, tout ce que je peux dire, c’est que mon style est naturel. Je cherche seulement à dire tout ce qu’il y a à dire, et le plus clairement possible. Évidemment, je ne suis pas le mieux placé pour juger du résultat… Quant à mes manies d’écrivain : j’écris à demi allongé sur un lit, et j’ai souvent besoin de carburant : musique et café.
B.A. : Pouvez-vous nous en dire davantage concernant votre rapport à la réalité ? Notamment concernant les passages « biographiques » où vous narrez des épisodes de la vie de Rimbaud : avez-vous procédé à des recherches avant la phase d’écriture ? Avez-vous voulu, comme Stendhal, promener un miroir le long du chemin ?
A.B. : Je n’ai pas pensé à Stendhal, mais j’ai voulu reconstituer certains chemins, certains décors, en effet. Ce qui n’est pas très difficile, car souvent les décors, à Paris, n’ont pas beaucoup changé. Comme mon jeune Léo le fait, il suffit de lever la tête, de ne pas regarder les vitrines et le mobilier urbain d’aujourd’hui, pour voir les rues telles qu’elles étaient il y a un siècle et demi. Surtout à Montmartre, où se déroule l’essentiel des choses. Différence importante, néanmoins : certaines rues, certains boulevards étaient alors en chantier. Pour le reste, il y a dans mon roman beaucoup de scènes vraies, historiques. Par exemple Verlaine manquant Rimbaud à la gare de l’Est, ou la lecture du « Bateau ivre » par Rimbaud à un dîner des Vilains Bonshommes, ou le même faisant scandale chez Banville en se mettant entièrement nu à une fenêtre. Il a fait la même chose dans la cour des Mauté, rue Nicolet, et je l’évoque aussi. Par ailleurs, il y a de nombreuses scènes que j’ai imaginées, mais qui à mes yeux sont plausibles, comme les scènes d’amour avec Verlaine, ou Rimbaud se réfugiant dans un célèbre bouge, « Le Château rouge », rue Galande, ou dans une écurie servant d’abri pour indigents, à Montmartre. Des endroits qui ont réellement existé. Parmi mes recherches, en effet, j’ai lu quelques livres sur la misère à Paris à cette époque. Et je me suis servi des photos d’Atget et de Marville pour reconstituer des décors de rues disparus.
B.A. : Quels sont vos projets actuels concernant l’écriture ? Auriez-vous des informations exclusives à nous communiquer à ce sujet ?
A.B. : Après quatre ans d’abstinence, je me suis remis à écrire un roman. Très sincèrement, je ne sais pas du tout si je le mènerai à son terme : cette fois, il faut tout inventer, ou presque, et je crois que je n’ai plus l’âge d’avoir beaucoup d’imagination.