Ève Guerra
Récompensée du prix Goncourt 2024 du premier roman pour Rapatriement, Ève Guerra nous livre ici de plus amples informations sur un texte qui l'a conduite "au seuil du monde comme au seuil d'elle-même".
Ève Guerra, Rapatriement, Paris, Grasset, 2024 https://www.grasset.fr/auteur/eve-guerra/
"La phrase ne doit pas exprimer une idée,
mais la faire ressentir"
Benoît Abert : Votre premier roman, Rapatriement, qui a obtenu en 2024 le prix Goncourt du même nom, raconte à la première personne les turbulences profondes vécues par Annabella suite à la mort de son père resté en Afrique et à l’impossibilité de rapatrier le corps de ce dernier. Ce roman fait suite à un recueil de poésies paru il y a deux ans aux éditions Le Réalgar, Corps profonds, dont le titre entre donc en résonance directe avec celui du roman. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les éventuels liens, réels ou symboliques, entre les deux œuvres ?
Ève Guerra : À l’origine, Rapatriement n’est pas un roman, mais un texte court, sorte de poème en prose, écrit sur un cahier à l’hôpital un jour de rage et de colère. Ce poème est l’un des derniers poèmes de Corps profonds : « je ne fleuris pas la tombe de mon père ». Les deux livres sont étroitement liés, puisqu’écrits en même temps. Surtout, ils évoquent tous deux le deuil et l’exil. Mais Rapatriement va plus loin que Corps profonds en ce qu’il questionne le rôle de la littérature et sa nécessité. Je dirais que Corps profonds pose les germes de tout ce que je pourrais écrire, si j’y parviens.
B.A. : Annabella déclare, peu après avoir commencé à lire Baudelaire : « il me semblait que les vérités du monde pénétraient dans mon âme par le corps ». À quel type de vérités, de dévoilements ou de révélations fait-elle allusion ?
È.G. : Je crois qu’Annabella évoque l’importance d’une connaissance empirique et physique du monde et des choses. Elle découvre que nous sommes d’abord instruits par l’expérience qui nous révèle à notre sensibilité en ce qu’elle empreint notre corps et construit sa mémoire. Cette citation est tirée d’un passage où Annabella fait pour la première fois l’expérience de la solitude au moment du départ de sa mère. Elle éprouve dans sa chair le spleen que décrivent les poèmes des Fleurs du Mal, qu’elle aime tant.
B.A. : Rapatriement contient de nombreux passages de ce que l’on pourrait appeler des « versets » ou « périodes », marqués par une mise en page, une ponctuation et un rythme très particuliers. Pourriez-vous expliquer aux lecteurs le but que vous avez pousuivi à travers cette technique récurrente ? Ce système correspond-il à un projet précis que vous aviez en entrant dans l’écriture ?
È.G. : En écrivant Rapatriement, je n’avais pas d’autre projet que l’urgence et la nécessité de comprendre. En réalité, la période correspond à une unité de souffle, qui est un segment musical, et je m’accorde la possibilité de couper ce segment au moment où il faut reprendre sur un autre rythme, parce que les mots et les phrases sont, à mes yeux, plus du son que du sens. Je le crois, la phrase ne doit pas exprimer une idée, mais la faire ressentir, et la page est l’outil sur lequel il nous est permis de chorégraphier ce spectacle. La disposition du paragraphe et les injonctions de la phrase canonique ne sont pas des corsets, mais des moyens et des vêtements dont on peut se défaire. Je pourrais mentir et faire croire que tout est pensé, mais le texte est plus intelligent que moi et, le plus souvent, il m’échappe.
B.A. : Plusieurs guerres réelles ou métaphoriques sont menées dans le roman, et de nombreux éléments sont dits « posés » ou « déposés » – hormis les armes. Diriez-vous que Rapatriement est un livre de combat ou d’acceptation ?
È.G. : Je n’ai pas écrit ce livre pour combattre qui que ce soit, et je ne crois pas qu’un livre puisse être une arme. Un livre, c’est d’abord un instrument de la pensée. Les livres sont des clés d’interprétation qui nous permettent de rendre plus intelligible le monde. J’ai écrit ce livre pour comprendre comment on pouvait aimer un homme dont l’héritage était constestable, et comment on pouvait aimer la littérature sans être touchée sensiblement par elle et, quoique l’on lise abondamment, ne rien entendre des enseignements qu’elle nous offre.
B.A. : Vous employez régulièrement le terme de « disparition », non seulement comme un euphémisme pour évoquer la mort mais, à l’inverse, comme une hyperbole pour évoquer l’exil. Peut-on dire, au vu des différents événements (deuils, déménagements…) vécus par la narratrice (et, est-il besoin de le préciser ? par vous-même), que « partir, c’est mourir un peu », selon la formule d’Haraucourt ?
È.G. : Ce que trahissent les déplacements successifs d’Annabella, c’est son absence au monde, qui rend impossible tout lien et tout enracinement. Annabella est un personnage en perpétuel mouvement, voué à repartir, à échapper aux autres et surtout à sa propre existence. Elle ne sera jamais présente ici et maintenant, c’est pourquoi elle rate sa vie.
B.A. : D’Homère à Sénèque en passant par Antigone, les auteurs et figures antiques sont très présents dans votre ouvrage (comment s’en étonner au vu de votre profession ?). Ces références ont-elles selon vous des leçons à nous donner quant à la vie que nous sommes condamnés à mener de nos jours ? Vous écrivez notamment que « c’est la poésie qui documente la condition humaine » et peint notre duplicité…
È.G. : J’aime les auteurs antiques parce qu’ils appartiennent à une époque où il n’était pas honteux d’imiter et de s’inscrire dans une tradition. Je suis sincèrement convaincue que les écrivains sont héritiers de toute la tradition littéraire qui court jusqu’à eux depuis Homère.
B.A. : Il semble difficile de ne pas songer à Rastignac quand Annabella déclare qu’il faut « demeurer au seuil du monde comme au seuil de soi-même ». Quels sont vos projets (d’écriture ou autres) pour les mois et les années à venir ?
È.G. : En écrivant cela, je pensais surtout au dernier paragraphe des Mots de Sartre, et à cette idée que nous ne sommes propriétaires et héritiers de rien : ni de notre culture, ni de notre intelligence. Cette conviction sartrienne doit, je crois, nous pousser sans cesse vers le dépassement. Pour répondre à la question qui m’a été posée, j’écris déjà un deuxième roman depuis plusieurs mois, mais je n’en parlerai pas ici.