
La Vie meilleure
"Je vais bien, tout va bien. Je suis gai, tout me plaît..." : près de cent ans avant la ritournelle de Dany Boon, le pharmacien et psychologue Émile Coué inventait la célèbre "méthode" du même nom, fondée sur l'autosuggestion. Étienne Kern retrace, dans La Vie meilleure, le parcours insensé de cet homme entre ombre et lumière.
Étienne Kern, La Vie meilleure, Paris, Gallimard, coll. "Blanche", 2024
192 pages, 19.50 €
Étienne Kern ou l'hagiographie pour les nuls
C'est peu dire que, une fois sa mort actée, l'existence d'une personne se limite parfois à son nom et à l'usage qui en est fait. Dans la plupart des cas, le temps fait vite son œuvre et plonge dans l'oubli le patronyme devenu anonyme - surtout lorsqu'une autre personne plus célèbre en a pour ainsi dire déposé le label (ainsi de Pierre Rousseau, dramaturge réputé de son vivant mais mort sept ans après Jean-Jacques : oublié depuis et devenu "Rousseau de Toulouse", il fut condamné à ne plus être qu'une "ombre errante", selon la formule de Quignard, loin de la figure panthéonisée de celui dont, pour son plus grand malheur, il partagea le nom). Dans d'autres, seule subsiste ce que la linguistique nomme de façon assez peu appétente la "dérivation impropre" (ainsi pour la poubelle, nommée ainsi en référence au nom du préfet de la Seine qui en imposa l'usage en 1883) ; dans d'autres encore, les concepts que la postérité a créés à partir de l'œuvre d'un auteur ont en grande partie sinon masqué, du moins fortement déformé son existence même - ainsi du sadisme, concept employé à tort et à travers et devenu aujourd'hui aussi commun que la vie et la prose du marquis ont été hors normes, oubliant complètement la vérité des faits.
Or d'Émile Coué, pharmacien puis psychologue, troyen puis nancéien, inconnu puis illustre, illustre puis méconnu, qu'a retenu la postérité ? Fort peu de chose, hormis la "méthode" qui porte son nom. C'est donc sur les traces d'un être à deux visages que se lance Étienne Kern tout au long de La Vie meilleure, dans un élan de profonde humanité qui force le respect. Dans un récit sobre et tout en retenue, l'émotion n'est presque jamais évoquée mais seulement suggérée, comme si la douleur, la souffrance ou encore l'usure n'étaient que des concepts creux ; ainsi la prose de l'auteur semble-t-elle épouser la théorie de celui dont elle nous narre l'existence : "Des pistes s'ouvrent. Ses carnets se couvrent de schémas, de formules, de phrases à essayer, plus tard. Émile ne veut plus seulement soigner, mais aider à aller mieux, à tenir bon, à être heureux. Pensez toujours "je peux" et jamais "je ne peux pas". Ayez la certitude d'obtenir ce que vous cherchez et vous l'obtiendrez. Vous n'êtes pas des malades, vous êtes mes amis. / Et lui, qu'est-il donc ? Il n'est pas docteur. Il n'est pas un maître. Un jour, la réponse lui vient : il est un professeur. Un professeur d'optimisme. C'est ce qu'il répétera, désormais. Émile Coué, professeur d'optimisme."
Suivant les traces de Marivaux, Étienne Kern, dont le roman a figuré dans la première liste des sélectionnés pour le Goncourt, retrace en quelque deux cents pages d'une fluidité absolue la vie d'un "scientifique parvenu" ainsi que les questionnements de ce dernier quant à sa propre légitimité. Le syndrome de l'imposteur n'est jamais loin : "Le vent. Émile prononce le mot. Le vent, comme ses idées. Comme ses promesses. Rien, du vide, le néant. Et Marie qui l'a cru. Émile Coué, charlatan. Émile Coué, illusionniste." Au lecteur de se faire son idée - loin d'être un récit à thèse, La Vie meilleure se veut simple retranscription. L'écriture, presque exclusivement au présent, est collée, rivée à la réalité des faits. Minimaliste dans son style, elle n'en est pas pour autant dépourvue d'effets. Le lecteur est invité à s'immiscer dans les méandres d'une conscience sûre de son fait et inquiète à la fois, ce qui donne au personnage d'Émile un aspect profondément humain auquel on ne peut que s'attacher. Ainsi après la mort d'une "patiente" : "Il répète ce qui n'a pas été dit : C'est ta faute. Ta faute. [...] La suite ? Du brouillard. Émile tape du poing contre une porte, déchire des carnets, retourne des tiroirs. Il piétine, écrase, éparpille." La douleur qu'expriment ses patients, c'est cette fois Coué lui-même qui la ressent, à ses dépens.
Non content de retranscrire la vie de l'auteur de La Maîtrise de soi-même par l'autosuggestion consciente ainsi que l'évolution de ses pratiques, le "roman" d'Étienne Kern (nous lui préférons toutefois le terme de "récit") se veut également réflexion sur la condition humaine ainsi que ses heurs et (surtout) ses malheurs. C'est à la naissance d'une forme de religion que Kern nous convie : "c'était ce qu'ils cherchaient, peut-être : se fondre dans un groupe, appartenir, avoir une place. Ils sont couéistes. Ils sont heureux. Ils vont mieux de jour en jour. Tant pis si c'est faux, tant pis s'ils se lassent, tant pis si la douleur est toujours là, si la tumeur gonfle, si les corps se tordent, ils auront eu cela qu'on ne leur enlèvera pas : ils auront été moins seuls." Peu importe, en définitive, que Coué ait été un génie ou un imposteur ; La Vie meilleure nous engage à considérer sa démarche comme un acte de foi et d'amour. Et, en cela, Kern, semblant reprendre à son compte les propos de Bataille concernant l'œuvre de Sade lors du procès du 15 décembre 1956, nous rappelle que "pour quelqu’un qui veut aller jusqu’au fond de ce que signifie l’homme, la lecture de [Coué] est non seulement recommandable, mais parfaitement nécessaire".
Benoît Abert. Tous droits réservés.
Suis-je si différent d'eux ? Ils attendent, ils espèrent. J'écris. C'est pareil. C'est fuir. C'est se mentir. C'est regarder le monde, le grand réel vide et creux, et lui donner de beaux habits, le colorer de mots, tout miser sur ces mots.
Il répète : Ça passe, ça passe, ça passe.
Il sourit.
C'est passé.
Écrire, c'est cesser d'affronter. C'est l'aveuglement heureux. C'est une joie qu'on s'invente.
La vie meilleure.