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Azur noir

"Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant" : dans cette lettre à son ancien professeur Izambard datée du 13 mai 1871, Arthur Rimbaud énonce ce qui est devenu l'un des topoï les plus récurrents de la modernité. Cent cinquante ans plus tard, Alain Blottière réinvestit l'héritage rimbaldien à travers l'histoire de Léo, victime de cécité hystérique - ni tout à fait pèlerin, ni tout à fait disciple pour autant, mais ô combien prêt à s'embarquer sur les "Fleuves impassibles" de la poésie. 

Alain Blottière, Azur noir, Paris, Gallimard, coll. "Blanche", 2020

157 pages, 16 €

Poètes ceux qui savent sans avoir vu

Depuis les années 1980, les études rimbaldiennes et verlainiennes s'enrichissent régulièrement de nouvelles œuvres (romanesques pour la plupart, mais pas uniquement) qui explorent ce qu'ont pu ou auraient pu être les destinées des deux poètes et de leurs proches - tissant à cette occasion des frontières extrêmement poreuses entre réalité et fiction, littérature et recherche universitaire. Si les deux plus célèbres (à juste titre) demeurent à ce jour Rimbaud le fils de Pierre Michon et Verlaine d'ardoise et de pluie de Guy Goffette, plusieurs dizaines d'autres ouvrages sont dignes d'être mentionnés et étudiés - notamment le récit d'Alain Blottière intitulé Azur noir, édité en 2020 chez Gallimard. 

Dans ce roman d'une facture très classique et à la langue sobre, l'auteur retrace le parcours de Léo, adolescent venu passer l'été à Paris pendant que sa mère effectue un séjour dans le grand Nord. Seul, il comprend rapidement avoir emménagé dans l'ancien immeuble des Mauté, la belle-famille de Verlaine qui se trouve avoir hébergé l'insupportable Rimbaud durant le séjour qu'il effectua dans la capitale. Dès lors, deux processus vont se dérouler de pair tout au long des pages. Le premier sera la recherche effrénée de renseignements sur les événements vécus par l'auteur des Illuminations ; le second sera le combat quotidien (quoique tout relatif) contre l'apparition d'une cécité hystérique qui le perturbe essentiellement par le fait qu'il ne semble pas percevoir en quoi il s'agirait d'un problème. Vivant essentiellement la nuit, aveuglé par l'atmosphère caniculaire du Paris du plein été, Léo veut se faire voyant et découvre petit à petit des éléments troublants. Il retrouve son ancien professeur, lequel éprouve du désir pour lui ; il envoie ses propres poèmes à Alain Borer, rimbaldien des plus reconnus, qui en fait l'éloge ; il se fait prendre en photo (pour ne pas dire agresser) par des touristes japonaises dont l'hystérie n'a d'égale que celle d'un public de concert de rock : "quelle métamorphose s'était opérée en lui qui semblait désormais le rendre irrésistible, magnétique comme un aimant même à distance ?" En résumé, tout concourt à amenuir la frontière entre les deux jeunes hommes. 

Léo appliquerait-il la technique de l'autruche ? C'est ce que semble présumer son ancien enseignant ("j'aime cette façon que tu as de conjurer la fin du monde en devenant aveugle, en fermant les yeux, tu ne pourras jamais soigner ça, c'est une armure"). Pourtant, à travers une série de syllepses qui parcourent incessamment l'ouvrage (des voiles aux volets en passant par les nuages et les fenêtres), Blottière parvient à rendre ce choix aussi positif qu'effrayant : pour Léo comme pour Arthur, la poésie n'est qu'une étape, et Azur noir en retrace les questionnements éternels. 

À travers de fréquentes allusions ou citations indirectes, le lecteur habitué au vers (et à la prose) de Rimbaud appréciera la connaissance certaine que Blottière en a et la façon avec laquelle il dissémine çà et là les marqueurs. Ceux qui n'ont du poète aux semelles de vent (l'expression est due à Mallarmé) qu'une connaissance lointaine ou fragmentaire ne seront pas en reste, le récit alternant assez régulièrement entre la trame principale et l'action secondaire, dans un souci de clarté qui est à noter. La plongée dans l'univers du Paris de la fin du XIXe siècle s'avère assez réaliste, malgré la présence de quelques anecdotes biographiques dont nous n'avions pas connaissance ; par ailleurs, l'auteur aimant à l'occasion (comme Léo) écrire non pas seulement sur Rimbaud mais pour ainsi dire comme Rimbaud, un effet de mise en abyme revient de façon récurrente et offre à Azur noir, par les ponts que l'ouvrage jette entre hier et demain et les cordes qu'il tend de clocher à clocher, le droit d'être considéré comme une fiction biographique d'extrêmement bonne facture. 

Benoît Abert. Tous droits réservés.

Lien vers notre entretien avec Alain Blottière

Tout était possible depuis que le fantôme du diable s'était emparé de lui en entrant par ses yeux qui ressemblaient aux siens, des yeux d'acier piqués d'étoiles d'or, depuis que Rimbaud l'avait recruté dans sa parade sauvage des maîtres jongleurs de mots, voyants dont les yeux flambent.

Peut-être devenez-vous aveugle non pas pour ne plus voir, mais au contraire pour voir mieux, au-delà du temps, au-delà de l'espace, vous comprenez ?

Il se demandait si un jour, une nuit, échappé trop loin des catastrophes, entraîné trop longtemps par cette mémoire imaginaire, il finirait par quitter la gravité de l'horrible spectacle du monde et dériver pour toujours dans le noir illuminé d'un espace infini.

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