Un été avec don Quichotte
Rares sont ceux à n'avoir jamais entendu le nom de l'ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche. Mais connaissez-vous véritablement les détails et la portée du roman de Cervantès ? William Marx, professeur au Collège de France, nous invite, le temps d'un été et de 44 chapitres bien sentis, à une (re)découverte d'un des plus illustres personnages de la littérature européenne.
William Marx, Un été avec don Quichotte, Paris, Équateurs France Inter, 2024
239 pages, 14.50 €
Don Quichotte ou l'homme à la bride de vent
Image d'Épinal pour les uns, expression toute faite pour les autres : il pourrait être tentant de considérer don Quichotte comme aussi peu nécessaire d'être re-présenté qu'Œdipe, dom Juan ou la Belle au bois dormant. C'est pourtant ce à quoi s'attelle William Marx dans le livre issu de ses chroniques de 2023 sur France Inter, issu de la série "Un été avec...". Successeur de figures aussi imposantes que Homère (2017), Hugo (2015) ou encore Proust (2013), l'ingénieux hidalgo de Cervantès fut pourtant le premier personnage de fiction à occuper à lui seul les ondes. À la lecture de l'œuvre, on comprend vite pourquoi.
L'enjeu du livre est double : il s'agit tout à la fois de présenter les éléments marquants du mythe de don Quichotte et d'expliquer ce en quoi ils se révèlent, quatre siècles plus tard, d'une actualité brûlante. En des termes simples, clairs et non dénués d'humour, le professeur Marx nous fait donc suivre la formidable équipée de l'homme à la bride de vent, et ce depuis sa première sortie hors de son village de la Manche dont Cervantès déclare qu'il "ne veu[t] pas [s]e rappeler le nom" jusqu'à sa mort plus émouvante encore que celle d'Atala, racontée après deux tomes et plus de mille pages d'aventures invraisemblables mais ô combien fascinantes. Tous les mythèmes sont traités, depuis les plus célèbres et intemporels (le personnage est fou ; le personnage est accompagné du personnage contraire ; le personnage poursuit un objectif inatteignable...) jusqu'aux plus discrets mais non moins fascinants (le personnage lit l'histoire de ses propres aventures dans un livre qui porte son nom ; le personnage en rencontre un autre qui se révèle un double de l'auteur...). Malgré la volonté de Marx de suivre à travers ses 44 chapitres la chronologie de l'œuvre d'origine, l'ensemble ne constitue nullement une paraphrase d'un roman devenu depuis longtemps inimitable (n'en déplaise à Avellaneda, auteur présumé d'une suite apocryphe du premier tome de Cervantès) : les non habitués découvriront avec délices les folies plus ou moins assumées et conscientisées de l'ingénieux hidalgo ; les autres redécouvriront des détails mis en perspective les uns avec les autres (la rencontre avec des femmes aussi déroutantes pour notre langue française que l'infante Antonomase ou la prostituée Maritorne, ou encore le récit dans le récit fait par un certain Anselme, cherchant à (se) prouver la fidélité de sa femme Camille comme saint Anselme avait voulu apporter la preuve dite "ontologique" de l'existence de Dieu), qui font de cette somme romanesque un ouvrage aussi rare qu'essentiel.
Si la question de savoir si Don Quichotte constitue ou non le premier roman dit "moderne" demeure difficile à trancher (de Pantagruel à Ulysse en passant par La Princesse de Clèves ou Tristram Shandy, les prétendants légitimes sont nombreux), il est un point indiscutable : l'ouvrage de Cervantès éclaire chaque pan de notre monde contemporain. William Marx ne s'y trompe pas : "combien d'idéalistes, de politiques, de militants, de complotistes de tout poil ont toujours un enchanteur à leur disposition pour éviter de se remettre eux-mêmes en question et pour maintenir leurs convictions contre les démentis que leur opposent le réel et l'histoire !" Dès lors, Un été avec don Quichotte dévoile son second intérêt : tendre des cordes de clocher à clocher, et mettre en évidence ce qui différencie le chef-d'œuvre du simple ouvrage - cette capacité, si simple d'apparence, à atteindre l'intemporel. Les quatre siècles qui nous séparent du chevalier à la triste figure ne suffiront pas à installer la moindre once d'incompréhension ou d'inintérêt de l'homme moderne envers la prose de son créateur. Ainsi Marx donne-t-il à ses chapitres l'allure de ponts entre hier et aujourd'hui : "Où don Quichotte enfourche sa Harley-Davidson", "Où la lutte des classes s'invite dans le Quichotte", "Où don Quichotte vole au secours du féminisme", "Où don Quichotte invente le cinéma burlesque", "Où don Quichotte prend le nom de François Pignon"... N'en jetez plus ! La preuve est faite : don Quichotte est un peu (en) chacun de nous.
"Telle est aussi la leçon du Quichotte : tout est mensonge, tout est fiction, même celui qui tient la plume en ce moment."
"Si Don Quichotte et Madame Bovary marquent l'histoire du roman moderne, c'est qu'ils ont fait du lecteur ou de la lectrice de romans leur protagoniste, avec le message suivant, qui lui est, qui nous est, adressé : malheur à toi, lecteur, lectrice, si jamais tu t'avises de confondre le roman avec la réalité et de te prendre toi-même pour un personnage romanesque !"
"C'était la grande leçon d'Érasme un siècle plus tôt dans son Éloge de la folie : le monde est fou, mais folie consciente vaut mieux que folie qui s'ignore."
"Que reste-t-il aujourd'hui de Don Quichotte ? On pourrait dire : la possibilité même d'écrire un roman.s [...] Et l'on comprend bien pourquoi : avec le chef-d'oeuvre espagnol, on sort de l'imagination traditionnelle, qui impose des cadres en quelque sorte préfabriqués et stéréotypés (féérie et chevalerie), pour aller directement à la source de toute imagination, à savoir l'esprit humain."
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