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Éléonore Reverzy

Professeur de littérature française du XIXe siècle à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 et responsable de l’équipe Goncourt rattachée à l’Institut des Textes et Manuscrits modernes (CNRS), Éléonore Reverzy s’est spécialisée dans les rapports qui unissent la littérature à l’Histoire, la politique ou encore la presse. S’intéressant en particulier à l’œuvre des frères Goncourt, elle a codirigé avec Jean-Louis Cabanès, Pierre-Jean Dufief, Béatrice Laville et Vérane Partensky un ouvrage paru en septembre 2024 chez Classiques Garnier, intitulé L’Œuvre des frères Goncourt, un système de valeurs ?

Jean-Louis Cabanès, Pierre-Jean Dufief, Béatrice Laville, Vérane Partensky et Éléonore Reverzy, L’Œuvre des frères Goncourt, un système de valeurs ?, Paris, Classiques Garnier, coll. "Rencontres", n° 631, 2024 

329 pages, 35 € (broché) / 84 € (relié) 

L'Œuvre des frères Goncourt, un système de valeurs ?

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"Les Goncourt ont été victimes de leur Académie"

Benoît ABERT : Malgré la variété, la finesse et l’aspect pléthorique de leurs textes, force est aujourd’hui de constater que les Goncourt demeurent souvent en retrait dans la prise en compte de leur réel impact. Leurs romans sont moins lus que ceux de Zola, leur critique est moins célèbre que celle de Baudelaire, leurs analyses historiques n’ont pas eu l’autorité qui a été conférée à celles de Michelet. Quels sont les éléments qui pourraient, d’après vous, expliquer ce phénomène ?

Éléonore REVERZY : Les Goncourt ont été victimes de leur Académie. Ils voulaient faire pièce à l’Académie française qui leur apparaissait comme une assemblée d’écrivains sans talent et sans idées, mais leur Académie s’est en quelque sorte retournée contre leur œuvre. Alors qu’un roman comme Germinie Lacerteux est aussi important que Madame Bovary pour l’histoire littéraire car s’y inaugure une nouvelle manière de roman, il se trouve malheureusement que ce dernier, comme nombre d’autres tels que Madame Gervaisais, si bien réédité par Marc Fumaroli (Gallimard, coll. « Folio », 1982),  Renée Mauperin et plus tard les romans du seul Edmond comme La Fille Elisa ou Chérie, sont aujourd’hui beacoup moins lus et moins prescrits par l’institution scolaire que ceux de Flaubert et de Zola. Et pourtant, les Goncourt ont une voix bien singulière : ils écrivent un roman réaliste soucieux non plus du vraisemblable mais du vrai, dans une langue, un style qui leur sont propres et qui exerceront une influence considérable sur un auteur comme Huysmans et sur la fin de siècle.

B.A. : De fait, il semble qu’il demeure aujourd’hui, près de cent cinquante ans après leur mort, deux visions des frères Goncourt : une pour le grand public, qui se limite hélas souvent au prix qui porte leur nom, et une pour le monde de la recherche, qui sait prendre en compte l’aspect multiforme de leur œuvre. Existe-t-il selon vous un moyen d’accorder enfin ces deux versants et, pour le dire autrement, de « populariser » leurs écrits ?

É.R. : La tâche est difficile : on s’y emploie en étudiant et en faisant étudier leur œuvre à l’Université. Les Goncourt n’ont jamais été au programme de l’agrégation : si un de leurs romans y était inscrit, gageons que cela aurait un impact certain. Par ailleurs, l’œuvre des Goncourt, c’est aussi un extraordinaire Journal de la vie littéraire qui, lui, a depuis lontemps rencontré son public. Certes, c’est un ensemble monumental (3 volumes dans l’édition Bouquins et déjà 6 dans l’édition en cours chez Champion) ; mais, d’une part, on peut lire le Journal dans l’ordre qu’on veut et le prendre à n’importe quel moment, et d’autre part il existe désormais une anthologie dans la collection « Folio », réalisée par Jean-Louis Cabanès, et qui fournit un échantillon plus que significatif de ces mémoires. C’est peut-être l’œuvre la plus accessible au public, et pas seulement aux chercheurs et aux lettrés. C’est une prodigieuse analyse de la vie culturelle sous le Second Empire que nous offrent les deux frères, et une étude impitoyable de ce champ littéraire que théorisera Bourdieu. Les Goncourt diagnostiquent les stratégies d’auto-promotion au moment où naît la culture de masse ; ils voient à l’œuvre l’affrontement des éditeurs et des patrons de presse, ils pointent les différents procédés de publicité. Ils ne sont pas seuls sans doute à brosser ce panorama cruel : leur lucidité n’a d’égale que celle de Baudelaire et de Flaubert.

B.A. : Le volume édité par Classiques Garnier et que vous codirigez est placé sous le signe de la (ou des) « valeur(s) ». Pouvez-vous nous expliquer la ligne directrice qui structure l’ensemble ?

É.R. : Pour poursuivre avec la question précédente, les Goncourt ont donc une certaine idée de la valeur : valeur des œuvres (ils sont experts en art du XVIIIe siècle auquel ils ont consacré un ouvrage capital, qui ne sera d’ailleurs pas sans influence sur Verlaine ; bientôt ils le seront pour l’art japonais), valeur – temporaire – de la célébrité, non-valeur de la reconnaissance académique… Mais les valeurs ne sont pas qu’esthétiques pour les Goncourt, elles sont aussi morales. Les Goncourt ont ainsi une certaine idée des valeurs humaines, de celles de la bonté ou de l’honneur. Il existe pour eux une générosité du cœur (celle dont témoigne Germinie dans le roman de 1865) comme il existe une éthique de l’homme de lettres, en dehors des compromissions. En outre, ces inventeurs du peuple en littérature n’ont cessé de s’intéresser aux marges, aux sans voix, aux invisibles : c’est eux qu’ils font entrer en littérature, ces gens qui « n’ont pas d’histoire », – entendons par là qui vivent en dehors de leur temps, en quelque sorte.

B.A. : La France qu’ont connue les Goncourt fut celle de la presse, de l’industrie, de la colonisation. Quel regard ont-ils porté sur cette époque si novatrice et si perturbante à la fois – est-il semblable à la critique qu’en fait Verlaine lorsqu’il fustige « la France aux yeux ronds » dans Le Hanneton en 1867 ?

É.R. : Le regard qu’ils portent sur la société de leur temps, le Second Empire, est assez comparable à celui de Baudelaire, fait d’attrait pour la grande métropole et de dédain pour le moderne et le progrès (tels que célébrés par un Maxime Du Camp notamment). Les Goncourt haïssent la bourgeoisie et ses fausses valeurs de l’argent. Ils ne voient pas toujours que le Paris qu’ils regrettent (celui des années 1840, de leur jeunesse) était précisément celui de Louis-Philippe et du triomphe de la bourgeoisie. Mais les hommes nouveaux amenés par le Second Empire leur semblent plus insupportables et vulgaires sans doute que les représentants de la nouvelle féodalité de l’argent née sous la monarchie de Juillet.

B.A. : Connus comme « frères » à une époque où triomphe l’individualisme, obsédés par les processus de valorisation – dévalorisation tout en condamnant la pensée calculante de la bourgeoisie, critiques d’art ayant négligé les peintres les plus novateurs de leur temps, les Goncourt sont-ils véritablement de leur siècle ?

É.R. : Les Goncourt ont beaucoup privilégié des ailleurs : temporels (le XVIIIe siècle) et lointains (l’art japonais) qui étaient pour eux des modèles esthétiques. Ils n’ont pas aimé Manet, eu un rapport difficile à Courbet, mais ils ont admiré Millet, Théodore Rousseau, Corot, des peintres qui suscitent aujourd’hui un nouvel intérêt – c’est le cas de Rousseau notamment en tant que proto-écologiste, comme l’exposition du Petit Palais au printemps dernier l’a montré. Ils ont reconnu Flaubert, Michelet, admiré George Sand, celle de l’Histoire de ma vie, et Edmond a regardé avec beaucoup d’intérêt les générations suivantes.

B.A. : Fondée en 1903, l’Académie Goncourt a déclaré vouloir « forcer les portes de la gloire » en décernant un prix annuel à un jeune écrivain n’étant « ni grand seigneur, ni homme politique » pour « un ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année ». En termes de valeurs, l’intention générale exprimée par Edmond et Jules vous paraît-elle à ce jour respectée ?

É.R. : C’est une question bien polémique. Je pense qu’on peut dire que l’Académie Goncourt est beaucoup moins « galli-grass-seuil » iste ( !) qu’elle ne l’a été. Et qu’elle couronne parfois des livres qui correspondent au projet des Goncourt : promouvoir un jeune écrivain de talent – à défaut de soutenir un premier roman. Quand cette Académie et ce prix sont créés, le projet est d’une très grande nouveauté : il n’y a pas alors d’autres académies que l’Institut et il n’existe pas de prix littéraire indépendamment de l’Académie française, qui ne propose pas d’ailleurs autant de prix qu’aujourd’hui. L’Académie française est aussi une puissance politique. On a perdu de vue la dimension révolutionnaire du projet des Goncourt. La question des jurés est également importante : Edmond voulait que siègent des auteurs de talent, des écrivains qu’ils admiraient, en dehors de tout aspect idéologique – ainsi Vallès, qui mourut bien avant Edmond, a figuré sur un état de la liste du premier jury établi par le créateur de l’Académie.

 

B.A. : Existe-t-il selon vous une « succession » des frères Goncourt ? D’autres auteurs des XXe et XXIe siècles seraient-ils de bons représentants de leur écriture multiforme et insaisissable ? Gide, Vialatte peut-être ?

É.R. : Au XIXe siècle, la critique contemporaine fait des Goncourt les précurseurs du naturalisme. Edmond lui-même ne manque pas, notamment dans la préface de Chérie, de rappeler qu’ils ont tout inventé : le beau XVIIIe siècle, le vrai en littérature et le japonisme. On sait que c’est un peu inexact. Car, par bien des aspects, les Goncourt n’ont pas eu de postérité et lors même qu’Edmond s’entoure dans son grenier d’Auteuil, à partir de 1885, de certains écrivains qu’il reconnaîtrait comme ses fils, aucun d’eux (Huysmans, Lorrain, Poictevin…) ne fait « du Goncourt ». Un moment, Edmond de Goncourt reconnait en Loti un héritier mais très vite le rejette (il faut dire qu’il est entré à l’Académie française, ce qui l’exclut définitivement). Cette absence de postérité tient très précisément aux spécificités de leur réalisme, un réalisme très personnel au sens fort du terme : les Goncourt ne représentent dans leurs romans que ce qu’ils connaissent, y placent les paroles qu’ils ont entendues, les situations qu’ils ont observées, des détails qu’ils ont relevés. En un sens, leur œuvre romanesque est une immense œuvre à clefs, dont certaines nous échappent sans doute mais dont on sent bien qu’elles existent et que rien n’est inventé. Au contraire, le réalisme à la Zola, à la Maupassant, relève du régime de la vraisemblance. Pour les Goncourt, constamment taxés d’invraisemblance d’ailleurs, il faut que ce soit vrai, même si cela semble faux. En cela, ils adoptent bien la même méthode lorsqu’ils écrivent leurs romans et lorsqu’ils composent leurs ouvrages historiques : ils mettent bout à bout des « documents humains », des lettres, des textes de presse (notamment les Petites affiches pour leurs travaux sur la Révolution française), parfois de petits détails issus de la vie quotidienne (le menu d’un dîner ou le patron d’une robe, la description d’un meuble, d’un objet), des conversations consignées dans le Journal, etc. qu’ils raboutent ensemble. Ils travaillent ainsi à la fois à partir d’une masse hétérogène d’écrits (c’est ce que fait Edmond dans Chérie) et d’éléments matériels (mobilier, vêtements, objets du quotidien...) : c’est ce qui est très neuf chez eux et fait songer à l’Histoire culturelle telle qu’elle s’est dessinée au siècle dernier. Les Goncourt entendent ainsi s’engager dans une « histoire sociale », cherchant, dans leur Histoire de la société française pendant le Directoire parue en 1854, à « peindre la France, les mœurs, les âmes, la physionomie nationale, la couleur des choses, la vie et l’humanité de 1789 à 1800 ». Ils revendiquent une Histoire de la vie privée, des mœurs, des femmes, des actrices ; ils adoptent délibérément une posture qui les place non peut-être tant à contre-courant que dans les marges de l’Histoire de leur temps. Cette marginalité, ils l’ont toujours conservée et, dans les ouvrages d’historiographie, ils sont très rarement cités. En fait, on ne les prend pas au sérieux comme historiens... Mais c’est pourtant à mon avis dans le domaine de l’Histoire et des sciences sociales qu’ils apportèrent des formules, sans les théoriser cependant, qui ont essaimé ensuite. À l’évidence, ils sont des précurseurs : ils ont compris et su dégager les représentations d’elles-mêmes que les sociétés sécrètent et se donnent. Ils ont saisi la manière dont une société s’invente des images d’elle-même (on pense à ce qu’ils écrivent de l’introduction du style grec et romain dans le mobilier en 1790, ou à la mouche sur le visage des femmes du XVIIIe siècle) et, par là même, ont eu la très juste impression que pour appréhender une époque, il fallait la saisir par son imaginaire (au sens premier du terme : par les images d’elle-même) – Barthes dirait par ses « mythologies ». On serait là du côté de l’Histoire de la vie privée avec Alain Corbin ou Michelle Perrot, de l’Histoire des imaginaires comme Corbin encore et Dominique Kalifa, et de l’Histoire des sensibilités. Ils ont voulu aussi que leur Histoire soit une Histoire vivante, incarnée, et non celle des dates, des traités, des batailles – par cela, ils tiennent à l’Histoire des mentalités et à cette Histoire globale qui est le projet des Annales de Lucien Fèvre et Marc Bloch, d’autant qu’ils combinent, sans le savoir, les approches de différentes sciences humaines – notamment la psychologie, d’où leur intérêt pour l’individu lui-même plus que pour ses actions.

Propos recueillis par Benoît Abert. Tous droits réservés.

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